AU MAROC, LES JEUNES PRéFèRENT L’ANGLAIS AU FRANçAIS

Face à une demande croissante, la généralisation progressive de l’apprentissage de l’anglais dès l’entrée au collège a été décidée par le ministère de l’éducation, sans être toutefois dans une logique de remplacement du français.

« In english please ? » Soukayna Mahandi interrompt la discussion. Elle préfère poursuivre en anglais, elle se sent moins à l’aise avec le français. « Notre génération utilise beaucoup l’anglais, explique la jeune Marocaine de 19 ans, rencontrée à l’Université Mohammed VI de Casablanca, où elle étudie la médecine. On échange des messages, on se parle, on lit, on regarde des films… en anglais. Pour nous, c’est la langue du futur ! »

Sur les campus universitaires du Maroc, la darija (arabe dialectal) semble de fait devenue perméable à l’anglais. Ou du moins au « globish », sa version simplifiée. Une langue que Othman Al-Gorch, 20 ans, en faculté d’économie, juge « plus facile, plus utile, plus populaire ». Populaire à tel point qu’à ses yeux, un « début de switch » est en train de s’opérer parmi sa génération : « Le français disparaît peu à peu, l’anglais le remplace. On s’éloigne d’un vieux système pour aller vers un Maroc plus moderne, plus ouvert. Et tant mieux. »

Le Maroc, quatrième pays le plus francophone au monde, est-il lentement en train de « switcher » ? L’Organisation internationale de la francophonie estime à 36 % la part de locuteurs français dans le pays. Sans être une langue officielle, le français continue d’y occuper une place importante dans la vie économique, l’administration, les médias. Il est la première langue étrangère des écoliers et bénéficie du statut de langue d’enseignement dans deux tiers des filières du supérieur. Des doutes, pourtant, se font entendre sur l’avenir de la francophonie, face à un attachement à la langue de Molière qui se déliterait chez une partie importante des jeunes Marocains, au profit de celle de Shakespeare.

« Auto-apprentissage »

Selon un sondage publié par le British Council en 2021, 40 % d’entre eux considèrent l’anglais comme la langue la plus importante à apprendre, contre 10 % pour le français. Deux tiers pensent que l’anglais supplantera le français comme première langue étrangère dans les prochaines années.

Une préférence qui se mesure aussi à l’aune de leur niveau scolaire : seuls 11 % des élèves maîtrisent les prérequis en français à la fin du collège, selon la dernière évaluation nationale publiée en 2021. « Arrivé au bac, un élève a reçu 2 000 heures d’enseignement du français, obligatoire dès la première année du primaire, contre moins de 400 heures d’anglais, enseigné à partir de la dernière année du collège. Pour autant, ils ont souvent un niveau supérieur en anglais », rapporte Fouad Chafiqi, inspecteur général des affaires pédagogiques au ministère de l’éducation nationale. Leurs « pratiques d’auto-apprentissage », leur « immersion linguistique » dans un univers culturel largement anglophone, expliquent, selon lui, cet écart. Comme le fait que « l’anglais tend à devenir pour eux une langue seconde, et non plus étrangère ».

Un courant « irréversible » s’est ainsi amorcé, selon l’anthropologue Mohamed-Sghir Janjar, « sans doute similaire à celui que connaissent la Tunisie et l’Algérie, et à ce qu’il est advenu au Liban ou en Egypte ». Au Maroc, observe le fondateur de la revue Prologues, « l’anglais est arrivé à notre insu. C’est tardivement, au cours des dix dernières années, qu’on a découvert que nos enfants parlaient anglais. La demande sociale est en train de changer et les pouvoirs publics prennent le train en marche ».

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Le 23 mai, le ministère de l’éducation annonçait par voie de circulaire la généralisation progressive, d’ici à 2025, de l’enseignement de l’anglais dès la première année du collège. Au lycée, il est question d’en faire une langue d’enseignement de certaines matières, comme c’est le cas du français, tandis que les filières anglophones se multiplient dans les universités. Parallèlement, une offre d’écoles privées trilingues se développe dans les grandes villes. Sept écoles britanniques ont vu le jour depuis 2019 qui, aux côtés des cinq écoles américaines historiques, sont en concurrence avec celles d’un réseau français largement prédominant comptant 42 établissements – le deuxième au monde après celui du Liban.

« Espace francophone très restreint »

L’évolution du paysage linguistique au Maroc se perçoit aussi dans les rayons anglophones qui s’allongent dans les librairies, dans la création, en 2021, d’un programme d’apprentissage de l’anglais sur la radio nationale. Ou encore l’annonce, début mai, d’un projet de diffusion d’informations en anglais sur les chaînes de télévision publiques.

Peu d’études encore interrogent ce penchant pour l’anglais chez les jeunes Marocains. Peut-il se résumer à un effet de mode, un choix utilitariste ? Revêt-il une dimension politique ? Si Soukayna a fait le choix d’étudier dans la première faculté anglophone de médecine du pays, ouverte en 2021, c’est parce que l’anglais est « la langue internationale : la recherche, les publications, les conférences… Tout est en anglais, alors que l’espace francophone est très restreint. » La France ne serait d’ailleurs plus la destination privilégiée des étudiants marocains, selon elle : « La plupart rêvent de finir leurs études aux Etats-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne, à Dubaï… »

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Pour d’autres, l’anglais est une langue neutre, sans passé colonial. « Plus de soixante ans après l’indépendance, il est temps de tourner la page », plaide ainsi Jawad Touzribt, étudiant dans une école d’ingénieur. Héritage colonial, la langue française est aussi traditionnellement celle des élites du pays. Mais ces rapports de force, selon ce jeune Casablancais de 23 ans, évoluent : « Avant, tu parlais français un peu pour afficher ton niveau social. Aujourd’hui, les jeunes ne veulent plus de ces clivages. L’anglais, c’est plus démocratique, c’est pour tout le monde. »

Une évolution des marqueurs sociaux, en somme, qui se mesure aux deux extrémités de l’échelle. Chez les jeunes de milieux populaires, qui portent leur faible niveau de français comme un stigmate, l’usage de l’anglais s’apparenterait à une « revanche » : « A défaut de maîtriser la norme sociale des élites, ils s’en éloignent encore plus et retournent le stigmate », analysaient, dans une tribune publiée dans The Conversation en septembre 2022, Hafsa Al-Bekri, chercheuse à l’Université euroméditerranéenne de Fès, et Hicham Sebti, directeur adjoint de l’Essec à Rabat, qui se sont penchés sur cette préférence pour l’anglais chez leurs étudiants.

« Nouvelle élite »

Dans les milieux privilégiés, la jeunesse s’identifie à une « nouvelle élite » plus anglophone, « formée sur les bancs des universités américaines, canadiennes et britanniques, qui promeut un usage plus intense de l’anglais et le renforcement des liens avec le monde anglo-saxon ». Dans le même temps, ajoutent les deux universitaires, « les sujets de crispation entre la France et le Maroc, notamment les restrictions de visas, ou la montée des discours xénophobes en France, ont ravivé les interrogations de cette élite quant à sa relation privilégiée avec ce partenaire ».

Dans un contexte de grand froid diplomatique entre Paris et Rabat, l’annonce récente de la généralisation de l’anglais au collège a été interprétée et saluée sur les réseaux sociaux comme une mesure « antifrançaise », tandis qu’un lobbying pour un « remplacement » du français par l’anglais à l’école s’alimente des tensions croissantes. « Ce n’est toutefois pas la position de l’institution, qui porte une stratégie de diversification linguistique plutôt que de substitution, assure M. Chafiqi. Et à mon sens, le français est un élément de notre patrimoine à préserver. » Pour autant, observe-t-il, « cette question du remplacement, qui ne se posait pas il y a quelques années, revient aujourd’hui régulièrement dans les débats sociétaux jusqu’à ceux au Parlement ».

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Mais « peut-on se réjouir de cesser d’enseigner le français ? Pourquoi se couper d’une langue, surtout quand on a une histoire multiséculaire de plurilinguisme ? », interroge Kenza Sefrioui. Pour la journaliste et éditrice franco-marocaine, coordinatrice de l’ouvrage collectif Maroc : la guerre des langues ? (En toutes lettres, 2018), cette revendication à l’arrière-goût de rupture passe à côté du vrai enjeu : « Celui d’avoir un système éducatif capable de donner accès à tous aux grandes langues internationales, de garantir l’égalité des chances. » Et ainsi de sortir des logiques de domination et d’exclusion linguistiques qui fracturent la société marocaine.

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